DÉSIR ET BESOIN

DÉSIR ET BESOIN
DÉSIR ET BESOIN

«L’homme bon est celui qui a peu de besoins.» Cette profession de foi répétée à travers les siècles, que ce soit dans la vie du simple ascète et de l’ermite solitaire, ou dans la bouche du philosophe cynique et du fidèle dévot, commande, par-delà le décri d’un luxe contraire à une économie dite «naturelle», la constitution d’un système protectionniste au triple niveau de l’individu, de la communauté et de l’État. Seule, en effet, la fermeture de «frontières» préalablement définies empêcherait la circulation de ces faux biens et de ces valeurs impures que sont les marchandises étrangères: matières et idées colportées sans racines. Aussi bien l’enjeu est-il, derrière la mise en cause de toute croyance au progrès, la dénégation radicale des fondements énergétiques sous-jacents à l’idée même de «civilisation».

Les points où le «vrai besoin» se fait sentir sont rares. Mais comment cerner ce «nécessaire» qui par-delà l’agréable permettrait à l’homme de se circonscrire à lui-même? «Tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste et gâte mes pensées», reconnaît Jean-Jacques Rousseau, l’apologiste de l’homme naturel. Intuition paradoxale qui lie à la dépendance physique le plus grand déplaisir: le moi se perd dans la nécessité morte et l’universalité vide du vrai besoin, et pourtant son intégrité physique se trouve consacrée par l’équilibration narcissique que confèrent l’apport nutritif et le repli dans le sommeil. Cérès et Morphée, en même temps que trabans de notre destinée, se voient ainsi promus gardiens de l’innocence première. De fait, la plus grande humiliation tient dans les impulsions à la violence qui sont issues de la famine et de l’insomnie, et la déshumanisation première de l’homme est fondée sur la non-satisfaction de sa pulsion vitale. De cet ensauvagement, le Code pénal garde la trace en exceptant du champ des criminels et des délinquants celui qui «a été contraint par une force à laquelle il n’a pas pu résister» (art. 64).

Un autre type de nécessité

Ce champ du contraignant, Rousseau tente de le cerner en refusant non seulement aux désirs d’honneur, mais même aux appétits sexuels le nom de «vrais besoins»: les premiers sont nés de l’opinion et les seconds de l’«imagination», elle-même excitée par l’opinion. Or l’homme ne peut apprendre à vaincre ses fantaisies par des fantaisies opposées, alors qu’il ne peut jamais supprimer le besoin de dormir et de se sustenter. De fait, la sphère du besoin est à la fois la plus abstraite et la plus concrète. La plus abstraite, parce que la plus élémentaire et la mieux oubliée dès que l’homme sort de la disette. La plus concrète, parce que s’y éprouve l’incomplétude dont le sujet se trouve déjà marqué au sein d’un organisme à partir duquel semblerait pourtant devoir s’imposer l’idée d’un «moi».

Sous cette incidence, on comprendra sans doute les tribulations du terme de besoin non seulement dans l’histoire des idées, mais dans la pensée d’un même homme. D’une part, qu’il faille rendre ses droits au besoin pour comprendre d’où le désir tire son énergie, c’est une évidence dont Freud n’a cessé de tirer les implications. De l’autre, qu’avec l’apparition du désir émerge une dimension proprement «anthropogène», c’est le présupposé de toute efflorescence sublimatoire – amoureuse, esthétique, religieuse ou scientifique. Moment déterminant où se met en place une instance d’un type spécifique, soustraite à l’emprise de la juridiction animale. On se trouve donc devant une double énigme: celle d’un désir devenu faculté, et celle d’un désir empruntant à la sphère du besoin ce «quelque chose» qui lui permet d’assurer son triomphe.

Sur le premier versant, le paradoxe tient à ce que nous conférons à un objet «inutile» une valeur qui semble s’opposer à toute finalité. S’impose alors une théorie de la subreption, puisque est donné au sujet, en même temps que l’idée de ce qui dépasse son pouvoir de désirer, le concept de lui-même comme «cause» – du fait de ses représentations – de la réalité même des objets de ces représentations. Par là se marque l’affinité redoutable du désir avec l’hallucination, ou encore la discrépance première chez l’homme entre l’objet cherché du désir et la donnée brute d’une réalité non remodelée par ses vœux. Mais, par ailleurs – et tel est le second versant –, si le désir n’est défini qu’à partir d’un manque éprouvé par le sujet du besoin, comment pourrait-il se constituer autrement que négativement? Comment pourrions-nous en signifier l’objet? La question surgit ainsi de savoir si le désir croît en raison de l’aptitude à ressentir la privation ou en proportion de l’évanescence et de l’absence de réalité effective propre à son objet.

Bref, il faut revenir à ce constat qui laisse perplexe: les besoins non satisfaits s’oublient, mais il est des désirs non réalisés qui subsistent indestructibles. Entre les premiers et les seconds, une mutation décisive a dégagé le sujet de la gangue d’un présent où tout élan s’absorbe dans la pâte des satisfactions données ou refusées. Entre les premiers et les seconds sont nées d’inconcevables possibilités d’oubli et de mémoire, de don et de tromperie, de jouissance et d’horreur.

Les besoins ont un aspect incontestable, car ils portent sur des substances impersonnelles et exigent leur assouvissement avec une impétuosité qui ne laisse place à aucun doute. Rien au contraire de plus insaisissable que le désir. D’un côté, en effet, j’ai des désirs, mais, de l’autre, aucun désir. Et mon trouble se propage de l’objet à la source. Comment employer le complément d’accusatif, avec quoi remplir l’abîme qui sépare l’état d’amour du prétexte à cet état, ou la soif de connaître du champ où celle-ci s’apaise? Sur quoi, par ailleurs, fonder la prétention à me reconnaître moi-même? J’ai beau dire que je désire l’autre; l’autre ne me tient-il pas déjà malgré moi? Qui désire? Plus j’y réfléchis, plus semble s’affirmer la préséance de la relation sur ses termes et du mouvement sur ses protagonistes. C’est ce qu’exprime parfaitement le Begehren allemand, verbe substantivé: il y a du «désirer» par rapport auquel les deux extrêmes que constituent les parties prenantes ne cessent de changer de place. Les besoins, circonscrits à des individus et à des matières, ont leurs limites fixées par la nature. Mais comment au désir imaginer des bornes «naturelles»? Le branchant sur l’absolu, il transforme le sujet en «celui pour qui rien est comme tout et tout comme rien», selon les mots d’Angelus Silesius.

Ne faut-il pas alors reconnaître que la civilisation, envisagée comme mise en œuvre et capitalisation des énergies proprement humaines, naît et se développe d’un refus de la mystique, c’est-à-dire d’une discipline imposée au désir, de telle sorte que celui-ci soit rendu socialisable? Face à la pression des exigences civilisatrices, la confusion a été rendue nécessaire entre les domaines respectifs du désir et du besoin. La formule de Kant selon laquelle l’homme est celui qui «a besoin d’un maître» n’est pas si étrange dès lors qu’on mesure combien il est plus facile de renoncer au désir que de l’adapter et à quel point l’abîme du désir communique avec celui d’un leurre fondateur.

Le désir, en effet, ne peut se connaître autrement que par les faits de langage, c’est-à-dire d’une manière radicalement équivoque et trompeuse. «Je le dis à regret , l’homme de bien est celui qui n’a besoin de tromper personne», notait Rousseau, mais pour ajouter: «et le sauvage est cet homme-là». De cette perte d’innocence que consacre l’entrée dans la sphère du langage, tout «civilisé» porte les stigmates. Loin d’introduire des mots bien à lui pour exprimer un désir qui le définirait, il s’éprouve rencontrant des signifiants qui induisent son désir, en l’absence d’un contrôle efficace de sa volonté. Tout dire déborde l’intention du sujet parlant, puisque le «vouloir dire» suppose un non-dit originaire ou, du moins, un rapport problématique au dire. Bien plus, la signification de mon discours dépend de l’écoute qu’il reçoit et de l’interprétation qu’il engendre. Seuls existent mes mots ; le signifié, lui, est toujours évanescent. Double trahison donc: celle d’une langue dont les effets signifiants m’échappent; celle d’un autre promu comme caution du sens et de la vérité de mes propos.

Pour signifier cette prétention démesurée du sujet faisant appel à l’autre dans un registre qui n’est plus celui de la satisfaction objectale, mais du don privilégiant, Jacques Lacan introduit la «demande» comme troisième terme d’une triade dont le besoin et le désir forment les premiers éléments. Si le désir, aliéné dans la réalité du besoin, ne peut s’articuler qu’au niveau imaginaire de la demande, il importe de comprendre la réduction qu’il subit dès lors qu’on l’assimile à ce qui paraît dans le registre «quésitif», que celui-ci soit soutenu par une intentionnalité consciente ou non.

Le désir en quête de lui-même et l’arbre libidinal

Car le désir, dans une perspective qui est celle de Hegel interprété par Kojève, ne porte pas plus sur la présence ou l’absence visée par la demande que sur l’objet du besoin. Le désir, renvoyant au fond insignifiable du sujet, ne saurait porter que sur ce qui signifie un autre sujet, à savoir un désir étranger. L’être humain n’a pas seulement besoin de substances matérielles dont il puisse se repaître; il n’exige pas seulement un maître et des serviteurs: il aspire, au tréfonds de lui-même, à cet alter ego dans les yeux duquel il puisse se voir et se connaître et par lequel il puisse se trouver signifié au temps même où il le signifie. Si, en effet, autrui seul permet à mon regard de se réfléchir, il ne suffit pas que d’objet impersonnel il devienne sujet dépendant; il faut qu’il acquière la qualité d’homme libre, car la vérité, comme dit Hegel, est «quelque chose de libre, c’est-à-dire que nous ne dominons pas et dont nous ne pouvons pas être dominés». Qu’autrui soit mon autre est indispensable, mais il est également nécessaire que je devienne l’autre de cet autrui, car la conscience de soi naît elle-même non pour un être choyé ou pour un serviteur complaisant, mais pour une autre conscience de soi, reflétant une déchirure analogue à la sienne. Ainsi, alors que le besoin crie et que la demande énonce, appartient-il au désir de révéler cette dimension non domesticable de l’homme qui fait d’autrui non l’objet ou le moyen, mais la cause du désir. «Je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose.» Je suis, j’existe, mais moins que la cause de mon désir, cette idée du parfait qui fonde et englobe le sujet. Et c’est à l’incompréhensible qu’il revient alors de déterminer le meilleur, puisque celui-ci ne saurait se comprendre ni à partir du seul sujet ni suivant des critères simplement logiques, mais qu’il renvoie aux «fins impénétrables» du Créateur, à un abîme dont rien ne saurait surgir sans passionnement. Aussi bien s’agit-il de saisir la nécessité productive sous l’incidence du sujet désirant; ce qui conduit à chercher l’équivalent – en ce qui touche le sujet – de cet éternel amour que le Dieu spinoziste est censé se porter à lui-même à travers sa création.

Reste à expliquer la relation du désir, compris comme ratio cognoscendi d’une déficience ontologique, avec la sphère très concrète des manifestations de la sexualité. Le désir ne peut porter que sur un autre désir, car il vise ce manque qui, dans l’autre, désigne un autre désir: manque que le fait d’être désiré restituerait, dans la figure du couple unique et fermé des désirants entrelacés. Mais les désirs ne peuvent s’étreindre et l’un reste mythique. Par-delà tout sujet apparemment déterminé se profile la cause infinie et incompréhensible du désir – ce que Descartes appelle «Dieu» et que Lacan nomme «le grand Autre» –, cause dont tout attrait provient et à laquelle tout élan se rapporte. Tel le Dieu d’Esther, dont Assuérus reconnaît la grandeur sur le «front qui prête à [son] diadème un éclat qui le rend respectable aux dieux mêmes».

À la grande question de savoir si l’appétit sexuel relève du besoin ou du désir, Rousseau répond nettement, qui dote les femmes de «besoin» et les hommes de «désir» seulement. Cette réponse est particulièrement significative, en ce qu’elle montre, sous les auspices de la misogynie, la répugnance particulière du sujet à l’égard de toute dépendance de type animal: les hommes ne sont «mâles» qu’à certains instants de leur vie, alors que les femmes demeurent «femelles» leur vie durant, puisque leur sont réservées la plupart des tâches afférentes à la production de l’espèce.

À cet égard, l’originalité de Freud a été d’unifier, sous le concept de libido , tout ce qui appartient au registre de l’énergie sexuelle, c’est-à-dire d’une grandeur «quantitative quoique non mesurable» dont la répartition et les déplacements devraient permettre d’expliquer la parution des phénomènes psychiques ou psychosexuels. Le désir est de même nature chez l’homme et chez la femme; et la seule chose qu’il importe de comprendre, ce sont ses avatars et ses mutations, liés aux places successives qu’il occupe au sein de configurations déterminées. Seules les lois de circulation du désir permettraient de saisir pourquoi l’être humain reproduit indéfiniment des expériences dont le principe n’a rien à voir avec un quelconque plaisir ressenti.

Comment le sujet se trouve-t-il déterminé par les désirs scandaleux qui émanent d’une mère dont il s’éprouve l’appendice et d’un homme – présumé «père» – duquel il a à partager le nom? En quoi son désir s’accroche-t-il aux leurs dans un circuit clos où le salut vient toujours d’un «trouble-fête»: tiers qui, introduisant la grande série des autres – médiateurs et faiseurs d’interdits – arrache le petit enfant à l’angoisse et à sa jouissance, en même temps qu’il le fait naître à la loi? Suivant la manière dont le sujet sera amené à se poser ces questions, c’est-à-dire suivant les modalités à travers lesquelles le manque sera repéré en l’autre comme en lui-même, le sujet tendra, sur le versant de la névrose, à refouler son désir ou, sur celui de la psychose, à dénier l’objet négatif auquel il s’accroche primordialement: ce signifiant par essence trompeur dont il se refuse à assumer les incidences aliénantes. Bref, c’est à la clinique qu’il reviendra, dans une perspective systématique, de donner une typologie qui permettra de repérer certaines constantes de l’évolution libidinale.

Un nœud borroméen

Si le problématique «for intérieur» du sujet ne se signifie à autrui que par le biais d’un désir et si celui-ci se trouve aussitôt aliéné de par son moulage dans un fond discursif, comment faire pour rattraper et sujet et désir? L’un et l’autre n’«ex-sistent» que grâce à une déformation culpabilisante: cette Entstellung de l’Interprétation des rêves qui connote à la fois un éloignement de la nature originelle, une transposition d’ordre mathématique et une métamorphose radicale. Dans la nuit de l’indifférencié, l’être ne se cerne paradoxalement qu’à travers ces godets de peu de sens que constituent «l’ombre et le nom»; mais le désir n’est forcé dans son expansion que parce qu’il «force» déjà lui-même le pur manque-à-être et la simple souffrance d’exister. Bref, c’est à la série des masques et au long enchaînement des maquillages qu’il revient de susciter cet effet ou ce produit des signifiants qu’on appelle le «sujet».

Reste que cet effet ou ce produit est, au moins partiellement, cause de cela même où il se manifeste au-delà de toute intentionnalité consciente. Le sujet surgit tout de même, bien que ce soit sous la figure de son abolition: béance, mais béance cernée dans les rets d’un désir signifié; support, mais support efficace d’un appétit dont il devient l’otage.

Et si le grand branle-bas de l’univers résulte de la surimposition au manège des besoins de la sarabande des causes en quête d’autres causes, la nature de cette surimposition n’est pas quelconque; elle s’effectue suivant le schéma borroméen dont Lacan fait usage pour tracer les lignes d’enchevêtrement du réel, du symbolique et de l’imaginaire. L’horizon métaphysique du désir permet de distinguer la polarité biologique du besoin et celle intersubjective de la demande ou de la réclame, comme dit Maine de Biran. Inversement, l’incomplétude organique et la dépendance à l’égard d’autrui constituent les moments où le sujet appréhende le manque originaire de substance dont il se trouve frappé. Le désir émerge du besoin, mais le besoin est déjà voué à s’articuler en demande. Le cri tend à se transformer en appel et l’hallucination, elle-même, ne vient pas démentir l’aliénation de mon désir aux lois de l’expression, puisqu’elle s’interprète comme message autonyme, lettre à déchiffrer d’un désir capté dans des signifiants qui le débordent. Dans tous les cas, c’est à la grande chaîne du symbolique qu’il revient d’attacher les anneaux – sans elle indépendants – d’un besoin impersonnel et d’un désir anonyme.

De là surgissent plusieurs types de problèmes. D’une part, qu’est-ce que le sujet retient de sa situation première de déréliction et qu’est-ce que la recherche du bonheur a de commun avec l’expérience initiale de la satisfaction? D’autre part, dire que le désir est moulé par des lois qui sont celles de l’échange symbolique, n’est-ce pas le reconnaître d’emblée comme «interdit», comme à la fois non dit et normativé par la loi et par la première de toutes les lois: celle de l’interdiction de l’inceste? Aussi bien refoulement originaire et tendance à la transgression sont-ils les traces des barrages dont se constitue le flux désirant. Le désir porterait-il alors, au-delà des signifiants, sur un innommable qui, lui, pourrait être montré? De fait, on peut faire «prendre corps» au désir en lui désignant le lieu de ses retrouvailles et en désinvestissant les mots au profit d’une réalité qui en appelle aux plus vulnérables des sens. Régression à la première étreinte charnelle, enchantement du langage des caresses inaugurales... Voilà l’interdit que découvre Œdipe à travers l’angoisse d’une jouissance qui retourne finalement contre lui les moindres de ses ordres et de ses actions. Car jouir de la mère, c’est – en ôtant sa place au père – s’engluer dans un réel par rapport auquel nul «nom» ou nul acte ne permettra plus d’établir de distance efficace.

Si le phallus vient alors, dans la théorie analytique, prendre la place du signifiant du désir, c’est pour désigner métonymiquement l’enjeu constitutif du rapport triangulaire de l’enfant à ses parents. Aussi bien n’est-il que secondairement mis en relation avec l’organe mâle de la copulation. Aux origines, il semble plutôt assimilé à la petite femelle contenue dans le ventre de la mère, idole de la fécondité à tête menue et imposant giron. Après avoir représenté tantôt la mère elle-même et tantôt ce à quoi l’enfant s’identifie pour s’assujettir au désir de la mère; après avoir renvoyé ensuite à ce qui fait loi pour la mère sous les espèces de la puissance affirmée ou niée dans le rapport sexuel, le phallus se dissocie enfin de toute réalité biologique pour devenir le signifiant d’un manque, dont le repérage tend à s’opérer sous la forme de l’être chez la femme et sous celle de l’avoir chez l’homme. De là, proviennent une tendance au maquillage chez le «beau sexe», risquant toujours de nouveaux fards pour habiller un être défaillant, et une tendance à l’«imposture» chez le «sexe fort», voué à démontrer un pouvoir qui lui échappe. Déguisement chaque fois, mais visant là une apparence harmonieuse et ici le simulacre d’une puissance apte à réorganiser le champ d’où elle surgit.

Qu’est donc ce fond ahurissant du désir? Gourmandise de chair, curiosité d’écarter les voiles ou appétit de procréation? Volonté de puissance, désespoir d’aimer, simple goût du ravage? Régression dans le sein maternel, manière de se donner l’enfant, tentation de permuter ses bords?...

Se constituant dans le rapport à l’insaisissable comme reste cessible ou don sans objet, le phallus, en tant que signifiant du désir, devient aussi le signifiant du rapport de tout signifiant à un signifié: il est signification par excellence, puisqu’il constitue le point d’ancrage de la prolifération des multiples phallus imaginaires; mais il met en œuvre l’incapacité du signifiant à accrocher un signifié univoque et à livrer un sens total et définitif.

Ainsi, le véhicule du désir est-il finalement de peu de sens. Et, qu’on l’appelle «phallus» ou pas, l’essentiel est de saisir l’humanisation d’un appétit au point précis où il s’attache à ce dont on pourra toujours douter: la fonction du père dans la procréation. Le père couvre cette incertitude en donnant son nom à l’enfant, pour surimposer à l’ordre de la génération constatable de visu hors du corps de la mère celui d’une filiation symbolique qui insère le sujet dans l’ordre du groupe social et de l’ethnie. Observation aujourd’hui banale, dont on trouve des antécédents dès le XVIe siècle: «La division de la République se fait par lignées et non par têtes», écrivait Jean Bodin en 1576.

Le père est l’auteur de la loi en tant que celle-ci est nécessaire à l’avènement non d’un besoin mais d’un désir, c’est-à-dire d’un appétit structuralement marqué par la peur et générateur de culpabilité. Cette intuition conduisit Freud à formuler l’hypothèse d’un parricide dont la vraisemblance rendait vaine la question de l’effectivité dans l’histoire de l’humanité. De ce fait, seule une «destruction» réelle ou fantasmatique peut affranchir le sujet de ce type initial de pouvoir que représentait le père imaginaire et réel de la petite enfance. Opération phénoménologique par excellence, puisqu’il s’agit de «libérer» le concept ou l’eidos «père» de tout support inessentiel. Mais la transmutation du père en «signifiant», c’est-à-dire en signe éminemment trompeur – toujours annulable et barrable – a ceci de décisif qu’elle joue le rôle de porte d’entrée dans la sphère de la culture. Confrontation à une mort reçue comme risque à maintenir et vide à préserver; prise de conscience d’un pouvoir magique de perpétuelle reconversion du non-être en être et de l’être en non-être dans le cercle enchanté des signifiants-sorciers.

Un type de plaisir naît alors autre que celui donné par l’assouvissement du besoin ou même par la simple réponse à la demande. Car ce n’est plus d’un objet ni d’une marque d’affection, c’est du Désir même que le sujet jouit à travers un élan marqué du sceau de la perversité. Propulsion vers un au-delà qui est le foyer prêtant à l’aimé cet éclat qui retombe sur le sujet désirant. Quoi de plus mortel encore que le désir sinon l’absence de désir: cet ennui qui consiste à ne pouvoir sortir d’un «moi» dont j’éprouve l’équivalence avec le «rien»? «Que serions-nous si nous n’aimions plus? Eh! ne vaudrait-il pas mieux cesser d’être que d’exister sans rien sentir?» Ces propos attestent chez celle dont on pourrait croire la pureté devenue inattaquable – «la nouvelle Héloïse» – la volonté d’un désir pour le désir, que celui-ci s’appelle amour ou simple sentiment. «Il ne faut pas que le désir disparaisse»; «il ne faut pas que le désir se réalise». Telle est la loi au double visage dont le sujet entend les échos lorsque, dans le vertige de la jouissance, il ressent la menace de sa propre dissolution: «petite mort» qu’il croit appeler de ses vœux, tout en se débrouillant pour la manquer d’une certaine manière.

S’affirmer dans un besoin, prendre corps dans un désir, référer chaque trace à l’ultramonde dont elle provient, n’est-ce pas d’abord pour le sujet tenter de créer une marque de son apparition dans le cours du monde, quand bien même tout contribuerait à effacer celle-ci? Mais qu’a le désir à voir avec l’amour, et l’entraînement d’un moment avec une attache durable? Distinguer soigneusement les différents appétits et sentiments n’est pas seulement une tâche qui s’impose sous une incidence politique ou éducationnelle; c’est à chaque instant que se joue, au cœur de relations qui nous dépassent, un sort qui est celui d’autrui en même temps que le nôtre.

À réduire le désir au besoin, l’on tend à développer une stratégie dans laquelle le bonheur se confond avec la simple assurance d’un bien-être matériel. Et en ramenant par ailleurs le désir à la réclame, on méconnaît la nature du discours, qui est de contredire le désir au temps même de son énonciation. Aussi bien, le respect des possibilités affectives, intellectuelles et morales d’autrui passe-t-il par l’ouverture d’un crédit d’inventivité désirante et autolégislative au compte de chaque sujet. Encore faudrait-il que le respect n’émanât point d’un simple refus a priori des responsabilités et des engagements. Le craintif cherche son alibi dans une rigueur qui confine à l’indifférence, mais sans doute est-il par son silence moins nocif que le sorcier qui déchaîne égoïstement des tempêtes. Croire aux langages à naître, tel est pourtant le seul contre-feu du sujet fasciné aux deux extrémités de la chaîne par un Absolu dont il reconnaît les gueules béantes à travers le non-spécifique du besoin et l’innommable du désir. Car s’il est un paradoxe, c’est bien que le désir de se fondre dans l’informe puisse à ce point battre en brèche celui de capter en images et en signes les houles opaques qui nous diluent. Nos désirs ne sont-ils pas maîtres d’un sujet qui n’est maître de rien? Reste pourtant la féconde illusion d’un gouvernement possible des flux. Illusion qui nous oblige à réfléchir aux raisons absentes de l’amour et à penser l’improbable autonomie du sujet désirant.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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